{"title":"Le secteur floricole éthiopien au prisme de l’emploi féminin : marche-pied, impasse ou planche de salut dans le parcours des travailleuses","authors":"Constance Perrin-Joly","doi":"10.3406/ethio.2020.1688","DOIUrl":null,"url":null,"abstract":"Activité absente du pays au début des années 2000, la floriculture a connu en Éthiopie un essor rapide, en faisant un des premiers secteurs exportateurs du pays, employant plus de 80 000 personnes dès le début des années 2010 (Haileleul Tamiru et al., 2014). C’est aussi un des secteurs pris comme exemple par Arkebe Oqubay, dans un des premiers ouvrages sur l’économie éthiopienne (2015), pour mettre en exergue les réussites de l’État développemental éthiopien. Notre article vient en regard de la traduction en français du chapitre consacré à l’industrie floricole dans cet ouvrage. Sur la manière «d’utiliser la main d’oeuvre», l’ouvrage d’Arkebe Oqubay ne s’appesantit guère, s’inscrivant dans une littérature économique aveugle au genre (Sassen, 2003). Retracer les parcours de vie de ces salariés permet, outre de donner la parole aux travailleurs, de saisir la place de l’emploi salarié dans leur histoire individuelle et familiale comme dans la division sociale et genrée du travail. L’article se base sur une enquête ethnographique auprès d’entrepreneurs et d’associations d’entreprises dans différents secteurs dont la floriculture. Des analyses monographiques d’entreprises ont de surcroît mobilisé des entretiens auprès des salariées dont nous rendons compte ici. Les travailleurs de la floriculture appartiennent à une première génération de travailleurs du privé formel, découvrant les normes d’entreprises capitalistes interagissant sur les marchés internationaux, tout en étant dépourvue des systèmes sociaux associés au salariat en Europe. L’important turnover qui caractérise le secteur est à la fois le reflet de la nouveauté de l’engagement à durée indéterminée mais surtout de la désillusion du salaire, en particulier pour les populations rurales qui migrent en ville et doivent se loger. Le montant du salaire doit aussi être mis en regard de l’obligation de solidarité qui pèse sur les femmes : le soin aux plus âgés, le soutien aux enfants scolarisés (les leurs comme leurs frères et soeurs plus jeunes, ou d’éventuels neveux et nièces). Or la mise en oeuvre d’un système de protection sociale étatique n’a pas accompagné l’essor du travail salarié, et les femmes continuent d’assurer une aide à leur famille au sens large, d’assister les plus vulnérables de leur communauté comme de participer financièrement aux associations d’entraide locales. Les femmes sont cependant appréciées par les employeurs grâce à la «continuité du rôle et des valeurs associées aux femmes dans la sphère privée» (Bereni et al., 2008 : 131) en particulier dans un environnement paternaliste. Leur endurance comme leur souci d’autrui en fait des travailleuses «modèles». Pour autant, ces qualités ne font pas l’objet d’une reconnaissance salariale. Dès lors, le salariat dans la floriculture ne représente un marche-pied que pour les plus diplômées des travailleuses. Certaines femmes plus âgées peuvent également y trouver des postes «doux » pour une fin de carrière dans les entreprises sensibles aux demandes sociales de la communauté locale. Les plus jeunes et moins diplômées, la majorité, envisagent le salariat comme une première étape avant de migrer pour occuper des emplois domestiques et si possible ensuite monter un commerce. Les parcours des travailleuses montrent toutefois que ces projets sont rarement couronnés de succès et tendent à invisibiliser leur travail comme à les ancrer dans une place subalterne dans la division du travail.","PeriodicalId":296547,"journal":{"name":"Annales D'ethiopie","volume":"12 1","pages":"0"},"PeriodicalIF":0.0000,"publicationDate":"1900-01-01","publicationTypes":"Journal Article","fieldsOfStudy":null,"isOpenAccess":false,"openAccessPdf":"","citationCount":"0","resultStr":null,"platform":"Semanticscholar","paperid":null,"PeriodicalName":"Annales D'ethiopie","FirstCategoryId":"1085","ListUrlMain":"https://doi.org/10.3406/ethio.2020.1688","RegionNum":0,"RegionCategory":null,"ArticlePicture":[],"TitleCN":null,"AbstractTextCN":null,"PMCID":null,"EPubDate":"","PubModel":"","JCR":"","JCRName":"","Score":null,"Total":0}
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Abstract
Activité absente du pays au début des années 2000, la floriculture a connu en Éthiopie un essor rapide, en faisant un des premiers secteurs exportateurs du pays, employant plus de 80 000 personnes dès le début des années 2010 (Haileleul Tamiru et al., 2014). C’est aussi un des secteurs pris comme exemple par Arkebe Oqubay, dans un des premiers ouvrages sur l’économie éthiopienne (2015), pour mettre en exergue les réussites de l’État développemental éthiopien. Notre article vient en regard de la traduction en français du chapitre consacré à l’industrie floricole dans cet ouvrage. Sur la manière «d’utiliser la main d’oeuvre», l’ouvrage d’Arkebe Oqubay ne s’appesantit guère, s’inscrivant dans une littérature économique aveugle au genre (Sassen, 2003). Retracer les parcours de vie de ces salariés permet, outre de donner la parole aux travailleurs, de saisir la place de l’emploi salarié dans leur histoire individuelle et familiale comme dans la division sociale et genrée du travail. L’article se base sur une enquête ethnographique auprès d’entrepreneurs et d’associations d’entreprises dans différents secteurs dont la floriculture. Des analyses monographiques d’entreprises ont de surcroît mobilisé des entretiens auprès des salariées dont nous rendons compte ici. Les travailleurs de la floriculture appartiennent à une première génération de travailleurs du privé formel, découvrant les normes d’entreprises capitalistes interagissant sur les marchés internationaux, tout en étant dépourvue des systèmes sociaux associés au salariat en Europe. L’important turnover qui caractérise le secteur est à la fois le reflet de la nouveauté de l’engagement à durée indéterminée mais surtout de la désillusion du salaire, en particulier pour les populations rurales qui migrent en ville et doivent se loger. Le montant du salaire doit aussi être mis en regard de l’obligation de solidarité qui pèse sur les femmes : le soin aux plus âgés, le soutien aux enfants scolarisés (les leurs comme leurs frères et soeurs plus jeunes, ou d’éventuels neveux et nièces). Or la mise en oeuvre d’un système de protection sociale étatique n’a pas accompagné l’essor du travail salarié, et les femmes continuent d’assurer une aide à leur famille au sens large, d’assister les plus vulnérables de leur communauté comme de participer financièrement aux associations d’entraide locales. Les femmes sont cependant appréciées par les employeurs grâce à la «continuité du rôle et des valeurs associées aux femmes dans la sphère privée» (Bereni et al., 2008 : 131) en particulier dans un environnement paternaliste. Leur endurance comme leur souci d’autrui en fait des travailleuses «modèles». Pour autant, ces qualités ne font pas l’objet d’une reconnaissance salariale. Dès lors, le salariat dans la floriculture ne représente un marche-pied que pour les plus diplômées des travailleuses. Certaines femmes plus âgées peuvent également y trouver des postes «doux » pour une fin de carrière dans les entreprises sensibles aux demandes sociales de la communauté locale. Les plus jeunes et moins diplômées, la majorité, envisagent le salariat comme une première étape avant de migrer pour occuper des emplois domestiques et si possible ensuite monter un commerce. Les parcours des travailleuses montrent toutefois que ces projets sont rarement couronnés de succès et tendent à invisibiliser leur travail comme à les ancrer dans une place subalterne dans la division du travail.