{"title":"文学动机。Du formalisme russe au constructivisme 作者:Hans Färnlöf,巴黎:Classiques Garnier。2022.第 273 页。ISBN:9782406131038","authors":"Morten Nojgaard","doi":"10.1111/oli.12444","DOIUrl":null,"url":null,"abstract":"<p>Voici un ouvrage qui vient à son heure, puisque les questions de la cohérence, de la successivité et de la lisibilité du texte littéraire sont au cœur des préoccupations critiques actuelles. Travaillant depuis longtemps sur la structure du roman naturaliste dans un esprit proche de celui des études de Philippe Hamon sur les romans zoliens, Hans Färnlöf se risque à en élargir la perspective en proposant une théorie générale de la motivation littéraire, c’est-à-dire des principes qui permettent de convertir une suite arbitraire d’événements en une série logique d’actions concaténées. Afin de généraliser la logique événementielle observée dans les romans réalistes et naturalistes, Hans Färnlöf a recours aux théories littéraires avancées par les formalistes russes actifs dans les années vingt et trente du siècle dernier. À cet effet Färnlöf donne une présentation critique des idées sur la motivation littéraire des trois grands formalistes russes, Chklovski, Tynianov et Tomachevski. Ce procédé est d’autant plus heureux que, par là, il comble aussi une lacune de la critique littéraire de langue française : s’il existe de nombreuses études en anglais et en allemand sur l’école formaliste russe, le domaine francophone n'offre que peu de travaux sur la question, mise à part l’anthologie de Todorov (2001).</p>\n<p>En fait, on peut dire que l'objectif de cet ouvrage est triple ; établir la base théorique d’une méthodologie critique, base trouvée dans les concepts novateurs des trois formalistes russes (p. ex. « ostranenie », « sujet » ou « motivirovka »), élaborer à partir de là une théorie générale de la motivation littéraire (« […] la notion de la motivation se présente comme un outil neutre pour explorer tout récit littéraire à toute époque […] », p. 223), et, enfin, illustrer les concepts théoriques par des analyses d’œuvres concrètes. Les formalistes, Chklovski en particulier, s’intéressaient surtout aux phénomènes textuels (aux « procédés ») qui rendaient un texte « littéraire », « esthétique », «artistique », d’où par exemple leur insistance sur les effets d’« étrange » (« ostranenie ») et leur préférence pour la poésie comme le medium particulièrement apte à isoler l’art de la réalité. Ce n’est pas par hasard que Chklovski était contemporain d’André Breton et de Paul Valéry.</p>\n<p>Färnlöf se borne à étudier le récit fictif. Il constate que la motivation y remplit deux fonctions : donner une justification plausible de la succession des actions et des événements singuliers dans l’histoire racontée (la « fabula »), justification que Färnlöf appelle la fonction mimétique, et, d’autre part, rendre compte des principes qui ont présidé à la « mise en intrigue » de l’histoire (le « sujet » des formalistes, cf. le « mythos » de Paul Ricœur), c’est-à-dire les principes « téléologiques » qui convertissent la succession d’épisodes et de situations en ensembles signifiants. Färnlöf parle d’abord de <i>fonction</i> artistique (p. 15), mais adopte plus loin le terme bien discutable de <i>mode</i> artistique (p. 41). Il semble penser qu’il s’agit de deux « modulations » d’un même concept (« motivation »), mais en réalité il s’agit ici de deux <i>niveaux</i> d’analyse dont l’un exclut l’autre. La question de savoir pourquoi le récit introduit à un moment donné un retour en arrière, par exemple, brisant la successivité temporelle, n’a rien à voir avec celle de savoir pourquoi Jean se décide à embrasser sa voisine (qu’il convoite peut-être depuis le deuxième chapitre). La raison de ce changement de vocabulaire est sans doute que Färnlöf réserve le terme de niveau à une nouvelle distinction entre le « niveau diégétique » qui concerne les motivations explicites (« qui figurent concrètement dans le texte », p. 42), et le « niveau téléodiégétique » qui « désigne l’effet compositionnel d’une motivation dans la perspective de la composition du récit » (p. 43). Logiquement ce niveau aurait dû se définir comme celui des motivations non explicitées par le texte, ce qui aurait rendu la catégorie peu intéressante. « Paul éternua. Tout le monde s’écarta de lui. » Point n’est besoin d’explication pour comprendre le rapport de cause à effet des deux actes. Je pense que cette confusion entre modes et fonctions tient au fait qu’il manque dans le système de Färnlöf une opération essentielle à l’analyse de la motivation : la décomposition du récit. Quels sont les éléments textuels à mettre en rapport les uns avec les autres : deux actes, deux situations, deux épisodes, deux fragments d’histoire, et ainsi de suite ? Il semble que Färnlöf s’intéresse presque exclusivement à la progression d’une intrigue et aux effets de sens traditionnellement appelés compositionnels (cf. p. 43).</p>\n<p>C’est ainsi qu’il définit le mode mimétique comme une relation <i>causale</i> (p. 41). Or, il reconnaît lui-même que ce terme est peu propre à caractériser la multitude de rapports qui peut exister entre deux phénomènes du monde représenté dans un récit fictif. En particulier la distinction des deux modes est peu adaptée à définir la relation entre description et intrigue. Quand on sait l’importance des passages descriptifs dans les romans réaliste et naturaliste, il est peu satisfaisant de classer leur motivation sous le « mode artistique », coupée donc de la mimésis. Les fonctions des descriptions littéraires sont multiples (cf. mon étude <i>Temps, réalisme et description</i> (Paris, 2004), notamment pp. 194–216, « Les fonctions de la description »). La motivation descriptive est, certes, rarement causale (bien que ce ne soit pas exclu), mais très souvent la description a la fonction d’ancrer le récit dans telle ou telle réalité (réelle, mimétique ou imaginaire). Les descriptions naturalistes appartiennent autant à la « fabula » que les actes causalement motivés des personnages. Le schéma donné p. 52 illustre le problème analytique des distinctions proposées par Hans Färnlöf. Il y rapporte le « clair de lune » (passage descriptif) au « sujet » comme motivant et l’effet motivé, « le couple tombe amoureux », à la « fabula » ! Je pense que Färnlöf aurait eu intérêt à garder la distinction de Tomachevski entre motif dynamique et motif statique (p. 50–51), distinction qui place description et action au même niveau mimétique, tout en leur attribuant des fonctions différentes par rapport à la progression de l’intrigue. Cela lui aurait permis de transcender la distinction discutable entre motivation et intégration d’éléments mimétiques, distinction dont Färnlöf reconnaît lui-même la précarité (p. 195).</p>\n<p>Ces réflexions critiques ne diminuent en rien le grand mérite scientifique de l’ouvrage de Hans Färnlöf. Elles ne font qu’illustrer à quel point les analyses de Färnlöf défient et enrichissent la réflexion critique sur la motivation littéraire. Par ailleurs, un des grands mérites de l’ouvrage est de passer en revue pratiquement toutes les études récentes sur la question. Par la clarté de ses analyses et son sens critique l’étude de Färnlöf sera un outil indispensable pour tous ceux qui s’intéressent à la question de savoir comment la littérature produit du sens en manipulant la progression d’une intrigue. Au fond, la motivation littéraire concerne les problèmes multiples et multiformes liés aux rapports entre succession textuelle et série temporelle, entre suite d’éléments du monde représenté et concaténation signifiante de phénomènes fictifs.</p>\n<p>On ne peut que féliciter Hans Färnlöf d’avoir choisi de terminer ses chapitres théoriques par de brèves analyses de textes concrets, analyses qui brillent par leur précision et leur perspicacité. Je note en passant que Färnlöf n’y a pas cédé à la frénésie terminologique qui a été la plaie de la narratologie française, notamment celle de Gérard Genette, par ailleurs si brillante et si influente, dont Färnlöf fait d’ailleurs une critique excellente (p. 181 sqq.). À part deux petits textes du XX<sup>e</sup> siècle (Ben Jelloun Tahar et Amélie Nothomb), Färnlöf tire ses exemples de la littérature narrative française du XIX<sup>e</sup> siècle. Reste donc à examiner dans quelle mesure le système descriptif de Färnlöf pourra servir à l’analyse de la littérature du XXI<sup>e</sup> siècle. Les narratologues auront encore du pain sur la planche !</p>","PeriodicalId":42582,"journal":{"name":"ORBIS LITTERARUM","volume":"30 1","pages":""},"PeriodicalIF":0.2000,"publicationDate":"2024-02-25","publicationTypes":"Journal Article","fieldsOfStudy":null,"isOpenAccess":false,"openAccessPdf":"","citationCount":"0","resultStr":"{\"title\":\"La motivation littéraire. Du formalisme russe au constructivisme By Hans Färnlöf, Paris: Classiques Garnier. 2022. pp. 273. 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À cet effet Färnlöf donne une présentation critique des idées sur la motivation littéraire des trois grands formalistes russes, Chklovski, Tynianov et Tomachevski. Ce procédé est d’autant plus heureux que, par là, il comble aussi une lacune de la critique littéraire de langue française : s’il existe de nombreuses études en anglais et en allemand sur l’école formaliste russe, le domaine francophone n'offre que peu de travaux sur la question, mise à part l’anthologie de Todorov (2001).</p>\\n<p>En fait, on peut dire que l'objectif de cet ouvrage est triple ; établir la base théorique d’une méthodologie critique, base trouvée dans les concepts novateurs des trois formalistes russes (p. ex. « ostranenie », « sujet » ou « motivirovka »), élaborer à partir de là une théorie générale de la motivation littéraire (« […] la notion de la motivation se présente comme un outil neutre pour explorer tout récit littéraire à toute époque […] », p. 223), et, enfin, illustrer les concepts théoriques par des analyses d’œuvres concrètes. Les formalistes, Chklovski en particulier, s’intéressaient surtout aux phénomènes textuels (aux « procédés ») qui rendaient un texte « littéraire », « esthétique », «artistique », d’où par exemple leur insistance sur les effets d’« étrange » (« ostranenie ») et leur préférence pour la poésie comme le medium particulièrement apte à isoler l’art de la réalité. Ce n’est pas par hasard que Chklovski était contemporain d’André Breton et de Paul Valéry.</p>\\n<p>Färnlöf se borne à étudier le récit fictif. Il constate que la motivation y remplit deux fonctions : donner une justification plausible de la succession des actions et des événements singuliers dans l’histoire racontée (la « fabula »), justification que Färnlöf appelle la fonction mimétique, et, d’autre part, rendre compte des principes qui ont présidé à la « mise en intrigue » de l’histoire (le « sujet » des formalistes, cf. le « mythos » de Paul Ricœur), c’est-à-dire les principes « téléologiques » qui convertissent la succession d’épisodes et de situations en ensembles signifiants. Färnlöf parle d’abord de <i>fonction</i> artistique (p. 15), mais adopte plus loin le terme bien discutable de <i>mode</i> artistique (p. 41). Il semble penser qu’il s’agit de deux « modulations » d’un même concept (« motivation »), mais en réalité il s’agit ici de deux <i>niveaux</i> d’analyse dont l’un exclut l’autre. La question de savoir pourquoi le récit introduit à un moment donné un retour en arrière, par exemple, brisant la successivité temporelle, n’a rien à voir avec celle de savoir pourquoi Jean se décide à embrasser sa voisine (qu’il convoite peut-être depuis le deuxième chapitre). La raison de ce changement de vocabulaire est sans doute que Färnlöf réserve le terme de niveau à une nouvelle distinction entre le « niveau diégétique » qui concerne les motivations explicites (« qui figurent concrètement dans le texte », p. 42), et le « niveau téléodiégétique » qui « désigne l’effet compositionnel d’une motivation dans la perspective de la composition du récit » (p. 43). Logiquement ce niveau aurait dû se définir comme celui des motivations non explicitées par le texte, ce qui aurait rendu la catégorie peu intéressante. « Paul éternua. Tout le monde s’écarta de lui. » Point n’est besoin d’explication pour comprendre le rapport de cause à effet des deux actes. Je pense que cette confusion entre modes et fonctions tient au fait qu’il manque dans le système de Färnlöf une opération essentielle à l’analyse de la motivation : la décomposition du récit. Quels sont les éléments textuels à mettre en rapport les uns avec les autres : deux actes, deux situations, deux épisodes, deux fragments d’histoire, et ainsi de suite ? Il semble que Färnlöf s’intéresse presque exclusivement à la progression d’une intrigue et aux effets de sens traditionnellement appelés compositionnels (cf. p. 43).</p>\\n<p>C’est ainsi qu’il définit le mode mimétique comme une relation <i>causale</i> (p. 41). Or, il reconnaît lui-même que ce terme est peu propre à caractériser la multitude de rapports qui peut exister entre deux phénomènes du monde représenté dans un récit fictif. En particulier la distinction des deux modes est peu adaptée à définir la relation entre description et intrigue. Quand on sait l’importance des passages descriptifs dans les romans réaliste et naturaliste, il est peu satisfaisant de classer leur motivation sous le « mode artistique », coupée donc de la mimésis. Les fonctions des descriptions littéraires sont multiples (cf. mon étude <i>Temps, réalisme et description</i> (Paris, 2004), notamment pp. 194–216, « Les fonctions de la description »). La motivation descriptive est, certes, rarement causale (bien que ce ne soit pas exclu), mais très souvent la description a la fonction d’ancrer le récit dans telle ou telle réalité (réelle, mimétique ou imaginaire). Les descriptions naturalistes appartiennent autant à la « fabula » que les actes causalement motivés des personnages. Le schéma donné p. 52 illustre le problème analytique des distinctions proposées par Hans Färnlöf. Il y rapporte le « clair de lune » (passage descriptif) au « sujet » comme motivant et l’effet motivé, « le couple tombe amoureux », à la « fabula » ! Je pense que Färnlöf aurait eu intérêt à garder la distinction de Tomachevski entre motif dynamique et motif statique (p. 50–51), distinction qui place description et action au même niveau mimétique, tout en leur attribuant des fonctions différentes par rapport à la progression de l’intrigue. Cela lui aurait permis de transcender la distinction discutable entre motivation et intégration d’éléments mimétiques, distinction dont Färnlöf reconnaît lui-même la précarité (p. 195).</p>\\n<p>Ces réflexions critiques ne diminuent en rien le grand mérite scientifique de l’ouvrage de Hans Färnlöf. Elles ne font qu’illustrer à quel point les analyses de Färnlöf défient et enrichissent la réflexion critique sur la motivation littéraire. Par ailleurs, un des grands mérites de l’ouvrage est de passer en revue pratiquement toutes les études récentes sur la question. Par la clarté de ses analyses et son sens critique l’étude de Färnlöf sera un outil indispensable pour tous ceux qui s’intéressent à la question de savoir comment la littérature produit du sens en manipulant la progression d’une intrigue. Au fond, la motivation littéraire concerne les problèmes multiples et multiformes liés aux rapports entre succession textuelle et série temporelle, entre suite d’éléments du monde représenté et concaténation signifiante de phénomènes fictifs.</p>\\n<p>On ne peut que féliciter Hans Färnlöf d’avoir choisi de terminer ses chapitres théoriques par de brèves analyses de textes concrets, analyses qui brillent par leur précision et leur perspicacité. Je note en passant que Färnlöf n’y a pas cédé à la frénésie terminologique qui a été la plaie de la narratologie française, notamment celle de Gérard Genette, par ailleurs si brillante et si influente, dont Färnlöf fait d’ailleurs une critique excellente (p. 181 sqq.). À part deux petits textes du XX<sup>e</sup> siècle (Ben Jelloun Tahar et Amélie Nothomb), Färnlöf tire ses exemples de la littérature narrative française du XIX<sup>e</sup> siècle. Reste donc à examiner dans quelle mesure le système descriptif de Färnlöf pourra servir à l’analyse de la littérature du XXI<sup>e</sup> siècle. 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Voici un ouvrage qui vient à son heure, puisque les questions de la cohérence, de la successivité et de la lisibilité du texte littéraire sont au cœur des préoccupations critiques actuelles. Travaillant depuis longtemps sur la structure du roman naturaliste dans un esprit proche de celui des études de Philippe Hamon sur les romans zoliens, Hans Färnlöf se risque à en élargir la perspective en proposant une théorie générale de la motivation littéraire, c’est-à-dire des principes qui permettent de convertir une suite arbitraire d’événements en une série logique d’actions concaténées. Afin de généraliser la logique événementielle observée dans les romans réalistes et naturalistes, Hans Färnlöf a recours aux théories littéraires avancées par les formalistes russes actifs dans les années vingt et trente du siècle dernier. À cet effet Färnlöf donne une présentation critique des idées sur la motivation littéraire des trois grands formalistes russes, Chklovski, Tynianov et Tomachevski. Ce procédé est d’autant plus heureux que, par là, il comble aussi une lacune de la critique littéraire de langue française : s’il existe de nombreuses études en anglais et en allemand sur l’école formaliste russe, le domaine francophone n'offre que peu de travaux sur la question, mise à part l’anthologie de Todorov (2001).
En fait, on peut dire que l'objectif de cet ouvrage est triple ; établir la base théorique d’une méthodologie critique, base trouvée dans les concepts novateurs des trois formalistes russes (p. ex. « ostranenie », « sujet » ou « motivirovka »), élaborer à partir de là une théorie générale de la motivation littéraire (« […] la notion de la motivation se présente comme un outil neutre pour explorer tout récit littéraire à toute époque […] », p. 223), et, enfin, illustrer les concepts théoriques par des analyses d’œuvres concrètes. Les formalistes, Chklovski en particulier, s’intéressaient surtout aux phénomènes textuels (aux « procédés ») qui rendaient un texte « littéraire », « esthétique », «artistique », d’où par exemple leur insistance sur les effets d’« étrange » (« ostranenie ») et leur préférence pour la poésie comme le medium particulièrement apte à isoler l’art de la réalité. Ce n’est pas par hasard que Chklovski était contemporain d’André Breton et de Paul Valéry.
Färnlöf se borne à étudier le récit fictif. Il constate que la motivation y remplit deux fonctions : donner une justification plausible de la succession des actions et des événements singuliers dans l’histoire racontée (la « fabula »), justification que Färnlöf appelle la fonction mimétique, et, d’autre part, rendre compte des principes qui ont présidé à la « mise en intrigue » de l’histoire (le « sujet » des formalistes, cf. le « mythos » de Paul Ricœur), c’est-à-dire les principes « téléologiques » qui convertissent la succession d’épisodes et de situations en ensembles signifiants. Färnlöf parle d’abord de fonction artistique (p. 15), mais adopte plus loin le terme bien discutable de mode artistique (p. 41). Il semble penser qu’il s’agit de deux « modulations » d’un même concept (« motivation »), mais en réalité il s’agit ici de deux niveaux d’analyse dont l’un exclut l’autre. La question de savoir pourquoi le récit introduit à un moment donné un retour en arrière, par exemple, brisant la successivité temporelle, n’a rien à voir avec celle de savoir pourquoi Jean se décide à embrasser sa voisine (qu’il convoite peut-être depuis le deuxième chapitre). La raison de ce changement de vocabulaire est sans doute que Färnlöf réserve le terme de niveau à une nouvelle distinction entre le « niveau diégétique » qui concerne les motivations explicites (« qui figurent concrètement dans le texte », p. 42), et le « niveau téléodiégétique » qui « désigne l’effet compositionnel d’une motivation dans la perspective de la composition du récit » (p. 43). Logiquement ce niveau aurait dû se définir comme celui des motivations non explicitées par le texte, ce qui aurait rendu la catégorie peu intéressante. « Paul éternua. Tout le monde s’écarta de lui. » Point n’est besoin d’explication pour comprendre le rapport de cause à effet des deux actes. Je pense que cette confusion entre modes et fonctions tient au fait qu’il manque dans le système de Färnlöf une opération essentielle à l’analyse de la motivation : la décomposition du récit. Quels sont les éléments textuels à mettre en rapport les uns avec les autres : deux actes, deux situations, deux épisodes, deux fragments d’histoire, et ainsi de suite ? Il semble que Färnlöf s’intéresse presque exclusivement à la progression d’une intrigue et aux effets de sens traditionnellement appelés compositionnels (cf. p. 43).
C’est ainsi qu’il définit le mode mimétique comme une relation causale (p. 41). Or, il reconnaît lui-même que ce terme est peu propre à caractériser la multitude de rapports qui peut exister entre deux phénomènes du monde représenté dans un récit fictif. En particulier la distinction des deux modes est peu adaptée à définir la relation entre description et intrigue. Quand on sait l’importance des passages descriptifs dans les romans réaliste et naturaliste, il est peu satisfaisant de classer leur motivation sous le « mode artistique », coupée donc de la mimésis. Les fonctions des descriptions littéraires sont multiples (cf. mon étude Temps, réalisme et description (Paris, 2004), notamment pp. 194–216, « Les fonctions de la description »). La motivation descriptive est, certes, rarement causale (bien que ce ne soit pas exclu), mais très souvent la description a la fonction d’ancrer le récit dans telle ou telle réalité (réelle, mimétique ou imaginaire). Les descriptions naturalistes appartiennent autant à la « fabula » que les actes causalement motivés des personnages. Le schéma donné p. 52 illustre le problème analytique des distinctions proposées par Hans Färnlöf. Il y rapporte le « clair de lune » (passage descriptif) au « sujet » comme motivant et l’effet motivé, « le couple tombe amoureux », à la « fabula » ! Je pense que Färnlöf aurait eu intérêt à garder la distinction de Tomachevski entre motif dynamique et motif statique (p. 50–51), distinction qui place description et action au même niveau mimétique, tout en leur attribuant des fonctions différentes par rapport à la progression de l’intrigue. Cela lui aurait permis de transcender la distinction discutable entre motivation et intégration d’éléments mimétiques, distinction dont Färnlöf reconnaît lui-même la précarité (p. 195).
Ces réflexions critiques ne diminuent en rien le grand mérite scientifique de l’ouvrage de Hans Färnlöf. Elles ne font qu’illustrer à quel point les analyses de Färnlöf défient et enrichissent la réflexion critique sur la motivation littéraire. Par ailleurs, un des grands mérites de l’ouvrage est de passer en revue pratiquement toutes les études récentes sur la question. Par la clarté de ses analyses et son sens critique l’étude de Färnlöf sera un outil indispensable pour tous ceux qui s’intéressent à la question de savoir comment la littérature produit du sens en manipulant la progression d’une intrigue. Au fond, la motivation littéraire concerne les problèmes multiples et multiformes liés aux rapports entre succession textuelle et série temporelle, entre suite d’éléments du monde représenté et concaténation signifiante de phénomènes fictifs.
On ne peut que féliciter Hans Färnlöf d’avoir choisi de terminer ses chapitres théoriques par de brèves analyses de textes concrets, analyses qui brillent par leur précision et leur perspicacité. Je note en passant que Färnlöf n’y a pas cédé à la frénésie terminologique qui a été la plaie de la narratologie française, notamment celle de Gérard Genette, par ailleurs si brillante et si influente, dont Färnlöf fait d’ailleurs une critique excellente (p. 181 sqq.). À part deux petits textes du XXe siècle (Ben Jelloun Tahar et Amélie Nothomb), Färnlöf tire ses exemples de la littérature narrative française du XIXe siècle. Reste donc à examiner dans quelle mesure le système descriptif de Färnlöf pourra servir à l’analyse de la littérature du XXIe siècle. Les narratologues auront encore du pain sur la planche !
期刊介绍:
Orbis Litterarum is an international journal devoted to the study of European, American and related literature. Orbis Litterarum publishes peer reviewed, original articles on matters of general and comparative literature, genre and period, as well as analyses of specific works bearing on issues of literary theory and literary history.